“Y a embrouille”

Sociologie des rivalités de quartier

Auteur : Marwan Mohammed

Le sociologue Marwan Mohammed emploie le terme d’embrouille plutôt que celui de rixe pour parler des violences interquartier, car c’est celui utilisé par les protagonistes. L’auteur étudie le phénomène des bandes depuis plus de 20 ans. On lui doit aussi d’avoir fait connaître en France le concept de « desistance », processus qui conduit un individu à arrêter une « carrière de délinquant ». Autrement dit, nous sommes ici avec un expert des questions de violences juvéniles, de déviances sociales, mais aussi des possibilités pour les individus d’en sortir.

Mon écrit n’est pas un résumé du livre. Ma démarche est plutôt de souligner les informations qui me semblent pertinentes pour les travailleurs sociaux, qui comme moi, peuvent être confrontés à ce type de problématique dans le cadre de leur fonction. J’ai particulièrement été intéressé par l’historicité des rixes, le profil et les raisons des adolescents qui sont impliqués, et par les pistes de travail que propose l’auteur pour éviter ce type de violence. Il rappelle qu’elles sont à l’origine d’au moins 120 morts ces trente dernières années.

Le prologue du livre,

Il nous apprend par quelles étapes passent les acteurs des “embrouilles“. En effet, on comprend que les violences interquartier ne sont que la partie visible de l’iceberg. De façon moins spectaculaire, tout un processus avec des tensions, des humiliations et des menaces se met en place et finit par exploser sur l’espace public. On comprend vite que ce ne sont pas n’importe quels jeunes, ou plutôt adolescents, qui sont impliqués. Après avoir conté l’histoire des rixes depuis l’Antiquité, l’auteur parle de la période plus récente des Apaches, au début du 20e siècle, des J3 d’après-guerre, des blousons noirs des sixties et des loubards des années 80. Autrement dit, des périodes marquées par des phénomènes de bande qui fascinent autant qu’ils inquiètent, un peu comme la période actuelle. À la différence que les blousons noirs d’aujourd’hui portent des casquettes à l’envers et n’écoutent plus du rock’n’roll mais du RAP. Sinon, l’imaginaire des bandes vient toujours de la culture nord-américaine, c’est la presse subjuguée par ces faits divers violents qui véhicule cette fantasmagorie. Elle pointe sur ce phénomène un miroir déformant, emprunt de sensationnalisme.

Un changement d’époque,

Au tournant des années 80, après les émeutes des Minguettes (1981) puis de Vaulx-en-Velin (1990), le couple police-justice est priorisé au détriment de l’éducatif. Un changement de paradigme s’opère et une vision s’impose, la responsabilité individuelle prime désormais sur les raisons sociales quant aux questions de délinquance. Autrement dit, « la société n’a plus peur pour ses jeunes mais a peur d’eux ». C’est d’ailleurs toujours ce paradigme qui prévaut aujourd’hui, discipliner plutôt qu’émanciper, punir au lieu d’éduquer.

Qui sont ces adolescents,

« Je m’embrouille donc je suis » Cette expression explique quel est le profil des jeunes impliqués dans ces rixes. Ce sont des adolescents qui cherchent une compensation sociale, une forme de gratification et cela passe par des logiques de rue, le seul espace où ils sont réellement intégrés, autrement dit là où ils ont une place. Les rixes ne sont pas des règlements de compte liés à une économie parallèle. Elles sont révélatrices d’une recherche de reconnaissance sociale. C’est la peur du vide social qui motive et entraîne dans ce type de comportement violent. Plutôt que de subir une vie de débrouille sans aucune perspective à l’image de certains “grands du quartier” qui passent leur temps à tenir les murs en s’alcoolisant et en consommant tout type de drogues, ces adolescents tentent d’exister à travers ces violences. C’est pour eux une tentative de rester dignes. Lorsque l’on regarde de près leurs parcours, tous ont connu le décrochage scolaire. D’ailleurs, Marwan Mohammed préfère dire qu’ils n’ont jamais été accrochés à l’école. Des études démontrent que les quartiers les plus touchés sont ceux où il y a le plus de NEET (ni en emploi, ni en formation, ni en étude). Ce phénomène met en évidence les importantes ruptures institutionnelles dans lesquelles ils évoluent. Beaucoup sont issus de familles monoparentales et/ou vivent dans des logements surpeuplés, d’où le fait de se retrouver dans l’espace public. Une autre caractéristique que l’on retrouve souvent chez les jeunes qui “embrouillent“ c’est qu’ils ne connaissent pas leur histoire familiale. À travers les embrouilles, ils se construisent une histoire où ils se sentent (enfin) reconnus. Ces adolescents qui sont mêlés à ces violences sont ceux qui n’envisagent qu’un avenir sombre. D’ailleurs, l’auteur souligne les mécanismes en cours des individus désespérés. Bien que cela soit dans un tout autre domaine, il s’appuie et fait le parallèle avec les recherches de Philippe Bourgois qui, dans son livre “En quête de respect, le crack à New York” (1995, Paris, Seuil), montre que la dureté des comportements est indissociable de la rareté des ressources, de l’absence de perspectives attrayantes et du cumul des difficultés sociales.

Quelques pistes pour sortir des embrouilles,

L’auteur préconise différents niveaux que l’on peut résumer ainsi : la prévention, la réduction des risques et les alternatives. Le niveau préventif consiste à agir en amont des embrouilles. Il s’agit de lutter contre l’échec scolaire. C’est un point essentiel, en effet, des enfants éduqués seront des adolescents avec des centres d’intérêts sociaux, culturels ou sportifs, autant de possibilités d’expression pour ne pas sombrer dans la spirale de la violence. Mais aussi, il s’agit de proposer des centres de loisirs dans lesquels les enfants venant des quartiers sensibles apprennent à se connaître, à impliquer ces adolescents dans la création de films vidéo de clips de Rap qui font la promotion de la non-violence… Et toutes les actions qui contribuent à créer du lien social et à renforcer l’estime de soi.

Le niveau de réduction des risques vise à limiter les conséquences néfastes des embrouilles, comme les blessures, les morts ou les traumatismes. L’auteur recommande de développer des dispositifs de médiation, de régulation et de désescalade des conflits, en impliquant les acteurs locaux, comme les associations, les éducateurs, les parents ou les anciens jeunes qui peuvent également jouer un rôle. Encore faut-il qu’il existe une volonté politique.

Le niveau alternatif consiste à offrir aux jeunes des opportunités de sortir des logiques de rue. Entre autres, l’auteur évoque l’accompagnement socio-éducatif, les projets collectifs, tout ce qui leur permet de se projeter dans l’avenir, de développer leurs compétences et de trouver leur place. C’est le « compter sur » et le « compter pour » de Serge Paugam (sociologue expert des liens sociaux) qui doit guider cet accompagnement socio-éducatif. « Compter sur » l’environnement proche, familial et institutionnel en cas de difficultés, mais aussi « compter pour », autrement dit, voir dans le regard des autres son utilité, sa valeur, sa contribution à la collectivité.

En conclusion, le livre de Marwan Mohammed est un ouvrage essentiel pour comprendre le phénomène des violences interquartier qui touchent des jeunes des milieux populaires et le vide social dans lequel ils vivent. L’auteur nous montre une réalité dans laquelle des adolescents sont confrontés très tôt à un désespoir très fort. Celui-ci se construit dès l’enfance, il est lié aux inégalités, à la discrimination et à l’échec scolaire qui en est la première cause. Cependant, il offre aux travailleurs sociaux des clés pour aborder cette problématique. Surtout parce qu’il remet en perspective que les jeunes pris dans ces embrouilles sont d’abord des adolescents piégés dans une spirale infernale qui conduit à des drames, qu’ils sont d’abord victimes d’abandon à répétition, notamment des institutions. Aller vers eux pour recréer un lien de confiance avec le monde des adultes permet de renouer avec des perspectives d’avenir. Ce livre est très important parce qu’il démontre qu’il est urgent qu’à nouveau l’éducatif prime sur le répressif.

Gil Palau le 07/01/2024

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